Chapitre 14
La porte d’entrée claqua, réveillant Zedd en sursaut. Alors qu’une main écartait la tenture, il ouvrit un œil pour voir qui venait.
Il se détendit un peu en reconnaissant Nissel, qui approchait lentement des paillasses.
— Ils sont partis, annonça-t-elle.
— Qu’a-t-elle dit ? demanda Anna, les paupières encore mi-closes.
— Tu es sûre ? souffla le vieux sorcier à la guérisseuse.
— Ils ont emballé leurs affaires et pris des provisions pour le voyage. Certaines femmes du village les ont aidés, et je leur ai donné des herbes, pour soigner diverses petites maladies. Les chasseurs leur ont fourni des outres et des armes. Après avoir rapidement dit au revoir à leurs amis, ils m’ont fait promettre de tout tenter pour vous garder en bonne santé…
La vieille Femme d’Adobe se gratta le menton.
— Une mission pas trop compliquée, dirait-on…
— Tu les as vus partir ? insista Zedd. Tu es sûre qu’ils ne sont plus là ?
— Combien de fois devrai-je le dire ? Ils s’en sont allés, tous les trois ! Je les ai regardés s’éloigner, selon vos instructions. J’étais à la lisière du village, comme tout le monde, mais beaucoup d’Hommes et de Femmes d’Adobe les ont accompagnés un moment dans les plaines, pour rester un peu plus longtemps avec eux. Puisqu’on me le demandait, j’ai suivi le mouvement, même si mes vieilles jambes ne sont plus ce qu’elles étaient. Mais elles ont consenti à me porter jusqu’à l’endroit où nous nous sommes séparés.
» Après une assez longue marche, Richard nous a conseillé de rebrousser chemin plutôt que de nous tremper pour rien. Je crois qu’il voulait surtout que je retourne à votre chevet. Ses deux compagnes et lui devaient aussi penser qu’une escorte de femmes, d’enfants et de vieillards les ralentissait, mais ces jeunes gens sont bien trop respectueux pour dire à voix haute des choses pareilles.
» Richard et Kahlan m’ont serrée dans leurs bras et m’ont souhaité bonne chance. La femme en cuir rouge ne m’a pas étreinte, mais elle m’a saluée de la tête, et la Mère Inquisitrice m’a traduit ses paroles. Cara a répété qu’elle veillerait sur Richard et Kahlan. Même si elle n’appartient pas au Peuple d’Adobe, cette guerrière est une personne de valeur. Bien entendu, je leur ai souhaité un bon voyage à tous.
» Nous sommes restés sous la pluie, à agiter les mains pour leur dire au revoir, pendant qu’ils s’éloignaient vers le nord-est. Quand ils n’ont plus été visibles, l’Homme Oiseau nous a demandé d’incliner la tête. Avec lui, nous avons imploré les esprits de nos ancêtres de protéger nos nouveaux enfants tout au long de leur périlleux voyage. Puis l’Homme Oiseau a appelé un faucon, et il l’a chargé de les suivre un moment, pour qu’ils sachent que nos cœurs seront jusqu’au bout avec eux. Nous avons attendu jusqu’à ce qu’il soit impossible de voir l’oiseau qui volait au-dessus d’eux, puis nous sommes rentrés chez nous. Ce long discours vous satisfait-il plus que la simple annonce de leur départ ?
Certain que la vieille guérisseuse s’entraînait à l’ironie mordante dès qu’elle n’avait personne à soigner, Zedd toussota nerveusement.
— Qu’a-t-elle dit ? répéta Anna.
— Ils sont partis…
— Elle en est sûre ?
Le vieux sorcier repoussa sa couverture d’un geste vif.
— Comment le saurais-je ? Cette vieille peau est bavarde comme une pie. Mais je crois qu’ils ont filé, oui…
Anna aussi se débarrassa de sa couverture.
— J’ai cru que j’allais mourir de chaud, sous ce fichu truc !
Le sorcier et sa compagne n’avaient pas osé se lever, craignant un retour inopiné de Richard, avec une question oubliée ou une nouvelle idée brillante. Sachant que son petit-fils était coutumier des fausses sorties, Zedd avait refusé de risquer de se trahir et de saboter leur plan.
Pendant qu’ils attendaient, Anna avait ronchonné, furieuse de transpirer à grosses gouttes. Lui, il en avait profité pour faire un somme…
Flattée que le Premier Sorcier lui ait demandé de l’aide, Nissel avait promis de venir l’avertir dès que les trois jeunes gens seraient partis. Selon elle, les vieillards devaient se tenir les coudes, et l’intelligence était la seule défense possible contre l’impétuosité des jeunes. Zedd aurait signé cette déclaration des deux mains. Il adorait la malice qui pétillait dans les yeux de Nissel. Anna, elle, semblait moins enthousiaste…
Zedd se frotta les mains pour les débarrasser de la paille, puis il tira sur sa tunique longue. À force d’être resté allongé, son dos lui faisait un mal de chien.
— Merci de ton aide, Nissel, dit-il en enlaçant la Femme d’Adobe. J’ai beaucoup apprécié…
— Vous savez bien que je ne peux rien vous refuser, gloussa la guérisseuse contre l’épaule du vieil homme.
Avant de se dégager, elle lui pinça les fesses.
— Tu as encore de ce délicieux pain de tava au miel, mon petit cœur ? demanda Zedd avec un clin d’œil coquin.
Nissel rougit et Anna détourna la tête, décidant qu’elle en avait assez vu.
— Que lui racontes-tu ? grogna-t-elle.
— Je l’ai remerciée, et j’ai voulu savoir si elle pouvait nous donner quelque chose à manger.
— Je n’ai jamais vu des couvertures si rugueuses ! grogna la Dame Abbesse en se grattant les bras. Dis à Nissel qu’elle a aussi toute ma gratitude. Mais si ça ne dérange personne, j’aimerais mieux qu’elle ne me pince pas les fesses…
— Anna te remercie aussi, traduisit Zedd. Et elle est beaucoup plus vieille que moi…
Pour le Peuple d’Adobe, l’âge ajoutait du poids aux paroles d’une personne.
Nissel sourit et pinça affectueusement la joue du sorcier.
— Je vais vous chercher de l’infusion et du tava…
— Elle semble t’aimer beaucoup, grogna Anna en regardant la guérisseuse passer dans l’autre pièce.
— Et pourquoi ne lui plairais-je pas, femme ?
Anna foudroya le vieux séducteur du regard puis entreprit de chasser la paille de ses cheveux.
— Quand as-tu appris la langue du Peuple d’Adobe ? demanda-t-elle. Tu n’as jamais dit à Richard et à Kahlan que tu la pratiquais.
— Oh, je la parle depuis très longtemps. Je sais beaucoup de choses – trop pour pouvoir les mentionner toutes. De plus, un sorcier avisé se garde toujours un jardin secret, au cas où ça lui servirait un jour. Mais je ne mens jamais vraiment…
— Même si tu ne mens pas pour de bon, c’est quand même une sorte de mystification, grogna Anna, qui avait payé pour connaître la conception très élastique de la vérité de son compagnon.
— En parlant de mystification, fit Zedd avec un sourire, j’ai trouvé ta performance très brillante. J’ai failli marcher…
— Eh bien, merci beaucoup, souffla Anna, déroutée par le compliment. J’étais convaincante, je crois…
— Ça, tu peux le dire ! renchérit le vieux sorcier en tapotant l’épaule de sa compagne.
Qui devint aussitôt soupçonneuse.
— Tu n’essaierais pas de m’amadouer, vieil homme ? Tu sais que je ne suis pas née de la dernière pluie. Les trucs de ce genre ne marchaient plus avec moi il y a huit siècles ! (Anna agita un index devant le nez de Zedd.) Tu as parfaitement compris que j’étais furieuse contre toi.
— Furieuse ? répéta le vieil homme. (Incrédule, il se martela la poitrine du bout d’un doigt.) Contre moi ? Qu’ai-je donc fait, gente dame ?
— Tu te fiches de moi ? Dois-je te rappeler ta géniale improvisation, le terrifiant Cabrioleur ? (Anna tourna sur elle-même, les bras levés, les poignets pliés et les doigts recourbés comme des serres, pour imiter un ennemi.) Oh, je meurs de peur ! Un Cabrioleur m’attaque ! Oui, je tremble de tous mes membres !
— Qu’est-ce qui te gêne dans ce nom ? s’exclama Zedd, indigné.
— Qu’est-ce qui me gêne ? répéta Anna, les poings sur les hanches. Tu trouves que « Cabrioleur » est un nom approprié pour un monstre imaginaire ?
— Eh bien oui, absolument, pour être franc !
— Sans blague ? J’ai failli avoir une attaque quand tu as sorti ça ! J’aurais parié que Richard allait éclater de rire et comprendre que nous le menions en bateau. Pour ne pas m’esclaffer moi-même, j’ai dû faire un effort surhumain.
— T’esclaffer ? Pourquoi Richard aurait-il ri en entendant ce nom ? Il convient parfaitement. Il évoque d’emblée une créature menaçante.
— Aurais-tu perdu la tête, vieil homme ? J’ai vu des gamins de dix ans, pris en flagrant délit de grosses bêtises, essayer de se justifier en racontant des histoires de monstres qui les persécutaient. Au moment même où je leur tirais l’oreille, ils inventaient de meilleurs noms que « Cabrioleur » pour leurs prétendus démons.
» Tu sais combien de temps j’ai dû garder l’air sinistre alors que le fou rire me menaçait ? Si la situation n’était pas si grave, je n’aurais jamais tenu. Et quand tu es revenu à l’assaut avec ton nom idiot, aujourd’hui, j’ai cru que notre ruse machiavélique était fichue…
— Tu as vu quelqu’un rigoler ? demanda Zedd, les bras croisés. Nos trois jeunes amis en ont eu des frissons dans le dos. J’ai même cru entendre les genoux de Richard jouer des castagnettes, au début…
Exaspérée, Anna se flanqua une tape sur le front.
— Un coup de chance, rien de plus ! Avec tes âneries, tu aurais pu tout fiche en l’air. Un Cabrioleur ! Bon sang de bonsoir, un Cabrioleur !
Estimant qu’Anna se focalisait sur ce thème pour exorciser son angoisse et ses frustrations, Zedd la laissa faire les cent pas en fulminant. Au bout d’un moment, elle s’immobilisa et foudroya le vieil homme du regard.
— Où as-tu été pêcher un tel nom pour un monstre ? grogna-t-elle. Par la Création, je donnerais cher pour le savoir.
— Eh bien…, commença Zedd. (Il se gratta le menton et s’éclaircit la gorge.) Dans ma jeunesse, juste après mon mariage, j’ai ramené un chaton à mon épouse. Erilyn l’adorait et riait de bon cœur de toutes ses facéties. Quand je la voyais se réjouir grâce à cette petite boule de fourrure, j’en avais les larmes aux yeux…
» Lorsque je lui ai demandé comment elle voulait baptiser le chaton, Erilyn a réfléchi un peu. Puis elle a proposé « Cabrioleur » parce qu’elle adorait le voir bondir derrière des feuilles mortes ou des papillons en faisant des acrobaties incroyables. Voilà d’où me vient ce nom – et je l’ai toujours aimé à cause de ce souvenir…
Anna roula de gros yeux puis soupira, touchée par la mélancolie du vieux sorcier. Ouvrant la bouche pour le consoler, elle se ravisa et, avec un autre soupir, se contenta de lui tapoter le bras.
— Bon, dit-elle enfin, ce n’est pas si grave… Non, pas si grave… (Elle se baissa, ramassa sa couverture du bout d’un doigt et entreprit de la plier.) Et la bouteille que Richard doit casser dans l’enclave privée du Premier Sorcier ? Quel effet aura vraiment ce sortilège ?
— Aucun. J’ai acheté cette bouteille sur un marché, lors d’un voyage. Au premier coup d’œil, j’ai été conquis par le talent qu’avait déployé le souffleur pour créer une aussi jolie pièce. Après de rudes négociations avec le marchand ambulant, j’ai pu m’offrir cette petite fantaisie pour un très bon prix.
» De retour chez moi, j’ai exposé mon trophée sur une des colonnes, par simple souci d’esthétique. Et un peu, je l’avoue, en hommage à mon génie du marchandage. Je prenais plaisir à voir la bouteille, et c’était également excellent pour mon ego…
— Vraiment, tu es un type génial…
— N’est-ce pas ? Peu après, j’ai trouvé la même bouteille en ville, à la moitié de mon « très bon prix », et sans avoir besoin de négocier. J’ai laissé la mienne où elle était, histoire de me souvenir de ne pas attraper la grosse tête sous prétexte que j’étais le Premier Sorcier. Tu vois, Richard ne risquera rien quand il la cassera, à part se couper, mais il est bien trop malin pour ça…
Anna ne put s’empêcher de sourire.
— Si tu n’avais pas le don, je préfère ne pas penser à ce que tu serais devenu…
— Moi, c’est ce que nous allons découvrir qui me terrorise.
Depuis que sa magie faiblissait, Zedd avait mal jusque dans les os et ses muscles le torturaient. Et ce n’était que le début.
Le sourire d’Anna s’effaça.
— Je ne comprends pas, dit-elle. Tu n’as pas menti à Richard : pour amener les Carillons dans notre monde, Kahlan aurait dû être sa troisième épouse. Or, nous sommes sûrs qu’ils sont ici, même si c’est impossible !
» Je sais que la magie a parfois d’étranges façons d’interpréter les événements, surtout quand il s’agit des conditions requises pour l’activation d’un sort… Mais par quelque bout qu’on prenne les choses, Kahlan ne peut être que la deuxième épouse de Richard. Nadine et elle… Elle et Nadine… Un et un font toujours deux !
— Nous sommes sûrs que les Carillons ont investi notre monde. Le « pourquoi » ne compte plus. Ce qu’il faut, désormais, c’est les combattre.
— Assez bien raisonné…, concéda Anna. Tu crois que ton petit-fils t’obéira et filera en ligne droite jusqu’à la forteresse ?
— Il a juré.
— Oui, mais c’est de Richard qu’il s’agit, et tu sais comment il est…
— Je ne vois pas ce que nous aurions pu faire de plus pour l’envoyer dans la Forteresse, avoua Zedd. Après notre petite comédie, il a toutes les motivations possibles, nobles et égoïstes, pour nous obéir. Anna, nous ne lui avons pas laissé de marge de manœuvre. Les catastrophes que nous avons évoquées, s’il ne remplissait pas sa mission, ne peuvent pas lui avoir échappé.
— C’est vrai, dit Anna en lissant la couverture posée sur son bras, nous avons tout fait, à part lui dire la vérité.
— La description de ce qui arrivera s’il ne gagne pas la Forteresse était exacte. Nous ne lui avons rien caché, sinon que la situation est mille fois plus grave qu’il le pense.
» Je connais ce garçon… Kahlan ayant invoqué les Carillons pour lui sauver la vie, il aurait sans cesse traîné dans nos pattes pour remettre les choses dans l’ordre. Et il les aurait encore aggravées. Tu sais que nous ne pouvons pas nous permettre de le laisser jouer avec le feu. Maintenant, il a un os à ronger, puisqu’il croit être en route pour sauver le monde.
» La Forteresse est le seul endroit où il sera en sécurité. Les Carillons ne peuvent pas lui nuire à l’endroit où ils ont été invoqués, et l’Épée de Vérité est l’unique artefact dont la magie a une chance de continuer à fonctionner. En tout cas, nous ferons tout pour qu’il en soit ainsi. Qui sait, si les Carillons ne s’emparent pas du Sourcier, la menace se dissipera peut-être d’elle-même ?
— Un espoir bien mince, quand il s’agit de la survie du monde. Mais je suppose que tu as raison… De plus, Richard est un homme déterminé, comme son grand-père.
Anna jeta la couverture sur la paillasse.
— Zedd, il faut le protéger à tout prix ! Il dirige D’Hara et il fédère les royaumes des Contrées pour qu’ils résistent à l’Ordre Impérial. En Aydindril, il sera en sécurité et il continuera son œuvre. Ton petit-fils est un grand meneur d’hommes. Selon les prophéties, lui seul a une chance de gagner cette bataille. Si nous le perdons, nous serons fichus.
Nissel revint avec un plateau de tranches de pain de tava tartinées de miel et de menthe. Elle sourit à Zedd pendant qu’Anna la débarrassait des trois tasses d’infusion – une simple boisson chaude – qu’elle avait également apportées. Puis la Femme d’Adobe posa le plateau sur le sol, près des paillasses, et s’assit sur celle où le vieux sorcier avait brillamment joué les agonisants. Anna lui tendit une tasse et prit place sur la couverture pliée, à la tête de la deuxième paillasse.
Nissel tapota la paille, à côté d’elle.
— Venez vous asseoir. Avant de partir, vous devez manger et boire…
Plongé dans de profondes et sombres pensées, le vieil homme eut un vague sourire et s’exécuta. Consciente qu’il était morose, la guérisseuse prit le plateau et le lui présenta.
Voyant qu’elle compatissait à sa mélancolie, même si elle en ignorait les causes, Zedd lui passa un bras autour des épaules. De l’autre main, il prit un morceau de tava.
— J’aimerais en savoir plus sur le livre dont a parlé Richard, dit-il après avoir passé une langue gourmande sur le miel. Le Jumeau de la montagne… Tu crois qu’il l’a consulté ?
— J’en doute fort… Mais Verna m’a seulement dit que cet ouvrage a été détruit…
Anna connaissait la réponse avant que Richard ait posé la question. L’histoire du message, dans le livre de voyage, était de la poudre aux yeux, pour que le Sourcier continue d’ignorer que la magie s’altérait à une vitesse folle.
— J’aurais aimé y jeter un coup d’œil avant qu’il brûle…
La Dame Abbesse mordilla sa tranche de tava puis demanda :
— Zedd, que se passera-t-il si nous n’arrêtons pas les Carillons ? Nos pouvoirs déclinent déjà, et ils nous auront bientôt quittés… Sans eux, comment mener ce combat ?
— J’espère toujours trouver des réponses à l’endroit où les Carillons étaient ensevelis, quelque part dans le royaume de Toscla. Ou quel que soit le nom qu’on lui donne aujourd’hui… J’y dénicherai peut-être des ouvrages sur l’histoire ou la culture de ce pays. Bref, les indices dont j’ai besoin…
Zedd faiblissait d’heure en heure. En l’abandonnant, son pouvoir le vidait de ses forces, comme une hémorragie. Voyager serait pénible, et il n’avancerait pas vite. Pour ne rien arranger, Anna avait le même problème.
Nissel se serra contre lui, heureuse d’être avec un homme qui l’appréciait en tant qu’être humain – et en tant que femme – sans lui demander d’interventions thérapeutiques. Même si elle ne pouvait rien pour lui, il l’aimait bien. La plupart des gens, dans le village, ne la comprenaient pas. Être différente se révélait parfois difficile…
— Tu as une théorie sur la meilleure façon de bannir les Carillons de notre monde ? demanda Anna.
Avant de répondre, Zedd coupa en deux son morceau de pain de tava.
— Aucune, à part celle que nous avons élaborée ensemble. Si Richard reste dans la Forteresse, les Carillons, incapables de l’atteindre, repartiront peut-être d’eux-mêmes dans le royaume des morts. Je sais que c’est un espoir ténu. S’il ne se réalise pas, je devrai trouver un moyen de les y renvoyer. Et toi, tu as une idée ?
— Non.
— Tu penses toujours à ton plan ? Tirer les Sœurs de la Lumière des griffes de Jagang ?
— La magie de l’empereur disparaîtra, comme toutes les autres. Alors, celui qui marche dans les rêves aura perdu son emprise sur mes sœurs. Plus le danger est grand, plus il offre d’occasions. Je dois saisir celle-là au vol.
— Jagang aura toujours une puissante armée. Même si tu critiques tout le temps mes plans, tu n’es guère plus douée que moi.
— La récompense est à la hauteur des risques… Je ne devrais pas le reconnaître, mais puisque nous allons nous séparer, ça n’a plus d’importance… Tu es très intelligent, Zeddicus Zu’l Zorander. Bien que tu sois un casse-pieds de première, tu me manqueras. Avec tes ruses bizarres, tu nous as sauvé la mise plus d’une fois. J’admire ta persévérance, et je ne me demande plus d’où Richard tient la sienne.
— Vraiment ? Eh bien, je n’aime toujours pas ton plan, et la flatterie n’y changera rien.
Anna se contenta de sourire.
Sa stratégie n’avait rien pour forcer l’admiration, mais Zedd, elle le savait, comprenait pourquoi elle irait jusqu’au bout. Sauver les Sœurs de la Lumière était capital, et pas seulement parce que l’empereur les brutalisait. Si les Carillons étaient vaincus, Jagang pourrait de nouveau contrôler ses captives, et tirer parti de leurs pouvoirs.
— Anna, la peur peut être une maîtresse exigeante. Si certaines sœurs refusent de croire que Jagang ne peut plus rien contre elles, elles ne te suivront pas, et tu ne pourras pas leur permettre de rester une menace pour notre cause, même à leur corps défendant.
— Je sais…, souffla la Dame Abbesse.
Zedd venait de lui rappeler qu’elle devrait libérer les sœurs… ou les éliminer.
— Vieil homme, dit-elle d’un ton compatissant, je déteste parler de ça, mais si que Kahlan a fait…
— Moi aussi, je sais ! coupa Zedd.
L’Inquisitrice avait invoqué les Carillons pour qu’ils sauvent Richard. Hélas, il y avait un prix.
En leur demandant de garder le Sourcier en vie jusqu’à ce qu’il ait guéri de la peste, Kahlan, sans le vouloir, leur avait fourni l’unique chose dont ils avaient besoin pour rester également dans le monde des vivants. Une âme ! Celle de Richard…
Mais il ne risquerait rien entre les murs de la Forteresse. Pour celui qui leur était promis, l’endroit où on avait invoqué les Carillons devenait un sanctuaire.
Zedd offrit son demi morceau de tava à Nissel. Ravie, elle mordit dedans, puis proposa au vieil homme de mordre dans sa propre tranche – après l’avoir légèrement touchée avec le bout de son nez. Voir la vieille guérisseuse se comporter comme une gamine espiègle fit sourire le sorcier et lui mit du baume au cœur.
— Qu’est-il arrivé à ton chat, le fameux Cabrioleur ? demanda soudain Anna.
Le front plissé, Zedd tenta de se souvenir.
— Pour être franc, j’ai oublié. Tellement de choses se sont passées, à l’époque. La guerre contre D’Hara – dirigée par Panis Rahl, l’autre grand-père de Richard – commençait à peine, et la vie d’une multitude d’innocents était en jeu. Je n’étais pas encore le Premier Sorcier, et Erilyn attendait notre fille…
» Dans tout ça, nous avons perdu ce pauvre chat. Dans la Forteresse, il ne manque pas d’endroits où les souris abondent. Il a dû trouver leur compagnie plus amusante que la nôtre… (Zedd serra les poings, remué par de pénibles souvenirs.) Après m’être exilé en Terre d’Ouest, pour y élever Richard, j’ai toujours eu un chat. Un moyen de ne jamais oublier Erilyn et ma terre natale.
Anna sourit. Elle comprenait…
— J’espère qu’il n’y a pas eu de « Cabrioleur » dans le lot, dit-elle. Sinon, Richard risque de faire le rapprochement.
— Je n’ai plus jamais baptisé un chaton comme ça…, souffla Zedd.